C’est dans le cadre du Cercle euromaghrébin de l’ISC et sous l’égide de La Vigie et de la RDN que l’ambassadeur Sid Ahmed Ounaies, ancien ministre des affaires étrangères de Tunisie, a présenté le 17 mars dernier la communication suivante qui évoquait les points chauds du Maghreb aujourd’hui. Ce faisant, il a permis aux participants du cercle qui se réunit tous les mois à Paris de détailler la situation sécuritaire de la Tunisie et de la région libyenne et sahélienne. Le texte de cette communication originale sera également publié par le journal algérien EL WATAN et posté sur le site du Cercle euromaghrébin. JDOK
L’instabilité de la région s’explique, à première vue, par la guerre sans fin qui se poursuit en Libye, par la dégradation de la situation sociale et l’ampleur de l’économie informelle, ainsi que par l’insécurité née de la menace terroriste. Plus au fond, la région traverse une phase de transition globale touchant la gestion politique, l’économie, l’éducation, les secteurs sociaux, l’état des villes et l’environnement. Nous constatons l’avènement d’une génération qui manifeste des exigences tout autres relativement au politique et à l’existentiel. A la faveur de la révolution qui a éclaté en 2011 et qui a ébranlé les régimes arabes de bout en bout de la région, les peuples élèvent la voix, bravent l’autorité et n’acceptent plus de vivre dans la précarité, dans l’incertitude et dans des villes passablement délabrées et polluées ; ils placent les gouvernements sous tension.
La transition se développe sur le fond de rapports intermaghrébins bloqués, loin de répondre aux nécessités d’une coopération régionale en rapport avec la fraternité et la solidarité naturelle des peuples du Maghreb. Les tensions évidentes entretiennent un climat de méfiance, sinon d’hostilité. Dans le fond, nous vivons une crise complexe où interfèrent la guerre civile larvée en Libye, un problème de gouvernance et l’absence d’une entente régionale.
Si les points chauds appellent des mesures d’urgence, la réponse fondamentale à l’instabilité tient à l’amélioration de la gouvernance et à l’affirmation d’une politique d’entente et de coopération régionale, la seule qui permette de sortir de l’incertitude, de voir clair et de garantir la sécurité, la stabilité et l’essor du Maghreb. Les compétences nationales et les partenaires internationaux sont en mesure de contribuer à surmonter les problèmes qui restent surmontables.
Pour l’Europe, le Maghreb est un des foyers du terrorisme jihadiste et l’une des voies de passage de la migration qui, l’un et l’autre, menacent la stabilité et la sécurité européennes. Pour les pays du Maghreb, l’Europe constitue un partenaire essentiel relativement à la garantie de sécurité, à la coopération et aux échanges : pour les opérateurs économiques, pour la jeunesse et pour les élites, le visa Schengen occupe une place prépondérante.
Les points chauds
La persistance du conflit en Libye entretient un climat d’insécurité générale. L’anarchie libyenne prolonge le drame des réfugiés (plus de deux millions) et offre un champ propice pour le terrorisme jihadiste, la migration illégale, l’infiltration de l’espace Maghrébo sahélien, le renforcement de Boko Haram et les trafics de tout ordre : pétrole, armes, drogue, prises d’otages, traite, etc. Le conflit libyen peut être résumé dans cinq facteurs principaux :
- A la base, l’affrontement entre les démocrates et les islamistes qui, les uns et les autres, se sont dotés de forces armées pour imposer l’ordre politique futur et qui revendiquent chacun une légitimité basée sur les deux élections nationales, aux résultats contestés, du 7 juillet 2012 et du 25 juin 2014 ;
- L’interférence de forces extérieures qui alimentent l’affrontement : Qatar et la Turquie d’une part, l’Egypte et les EAU d’autre part ;
- L’intrusion des deux principales forces du terrorisme jihadiste : AQMI et DAECH ; ces forces bénéficient de soutiens parmi certains pays de la région, avant de subir un retournement qui, aujourd’hui, les isole dans le contexte régional et mondial ;
- L’échec des médiations extérieures: le Représentant Personnel du Sec Gen des NU, chargé de promouvoir un règlement politique en vertu des Résolutions du Conseil de Sécurité, a abouti à un Accord Politique signé le 17 décembre 2015 à Skhirat et avalisé par le Conseil de Sécurité, mais dont la mise en œuvre est bloquée ; la médiation tunisienne, endossée par l’Égypte et l’Algérie, consiste à amender les paragraphes de l’Accord qui font obstacle au consensus national libyen ; l’initiative, approuvée par les principaux acteurs, y compris les tribus, pourrait ouvrir la voie à un règlement mettant fin à l’affrontement armé. Deux conditions : admettre que l’issue militaire est vaine et reconnaître les islamistes non seulement en tant que minorité politique au Parlement, mais aussi en tant qu’acteur légitime dont l’existence ne soit pas menacée par les majorités parlementaires futures ; l’initiative est en acte depuis février 2017 ;
- Les rivalités internationales qui convoitent le contrôle des ressources énergétiques de la région ; l’intervention militaire de l’OTAN qui, entre mars et octobre 2011, avait mis fin au régime de Kadhafi, avait évincé la Russie et la Chine ; cette exclusion est refusée par la majorité des pays de la région.
L’autre point chaud est le terrorisme jihadiste.
Le jihad islamique, promu au rang de combattant stratégique sur le front Afghan contre l’URSS, prend un nouveau souffle avec la nouvelle invasion de l’Afghanistan par les États-Unis en 2001, puis avec la guerre d’Irak en 2003, enfin à l’avènement du printemps arabe en 2011. La crise syrienne élève DAECH au rang d’une institution qui dépasse les luttes locales, qui fonctionne en réseau et qui ose un jihad mondialisé.
La montée fulgurante du jihad islamique est-elle une surprise stratégique ?
- Dans le monde arabe, tout affaiblissement du pouvoir fait aussitôt surgir des chefs jihadistes qui, très vite, mobilisent un appareil relativement puissant et déclarent l’objectif d’islamiser la société ; potentiel dormant à l’affut du pouvoir, le jihad s’est manifesté au Maghreb et au Machrek ;
- Le jihad s’inscrit d’emblée dans l’hostilité radicale aux dirigeants locaux, déclarés ennemis de l’islam, et à l’Occident qualifié de mécréant (kafir) ;
- Sur le front irakien, le jihad lancé contre les forces de la coalition se prolonge en une guerre des sectes – shia et sunna – puis en un affrontement d’envergure contre les régimes de Bagdad et de Damas, ignorant la priorité de la cause palestinienne ; le jeu des antagonismes sur le vaste théâtre du Machrek lui procure des alliances régionales et occidentales qui, pour un temps, lui offrent des concours inespérés en argent, en armes et en logistique ;
- L’affrontement oppose les armées nationales de Syrie et d’Irak contre des hordes jihadistes puissamment armées qui pratiquent des méthodes radicales indifférentes aux lois de la guerre et qui revendiquent un caractère sauvage (tawahuch) ; attaques suicides, mitraillages, bombes humaines : ces méthodes débordent le théâtre du Machrek et envahissent le Maghreb et l’Europe ; l’État Islamique implanté aux confins irako-syriens prend l’envergure d’un acteur international redoutable ;
- Les flux de volontaires qui s’enrôlent sous la bannière du jihad proviennent de près de 80 pays. Les combattants étrangers s’élèvent à 25000 (source USA en 2015), sur un effectif global de 100.000 selon les sources locales rapportées par Abdel Bari Atwane. L’Europe occidentale entre pour 4000 à 6000 combattants, autant que le Maghreb.
La Tunisie occupe une place disproportionnée dans cette mobilisation en raison de l’engagement du gouvernement dirigé par le parti Nahdha en 2012 et 2013, des conditions sociales précaires des jeunes (enrôlés pour $4000) et du procès Islam-Occident auquel la jeunesse tunisienne est particulièrement sensible. DAECH désigne spécialement les tunisiens, de préférence à d’autres, pour exécuter les opérations terroristes dirigées contre les européens. Ce ciblage, qui vise à ternir le choix démocratique de la Tunisie – contre-exemple de la société islamique – n’a pas rompu la confiance et la coopération établies entre les européens et la Tunisie démocratique.
A ce stade, cinq problèmes requièrent des actions étroitement coordonnées contre le terrorisme jihadiste : la lutte, la prévention, le retour des combattants, les cellules dormantes et la liquidation du phénomène jihadiste. A ce titre, la coordination est de mieux en mieux rodée, et porte ses fruits.
Cependant, si la lutte contre l’islam radical fait l’unanimité, la question de l’islam politique n’est pas tranchée ; les occidentaux soutiennent en Syrie les mouvements armés représentant ce qu’ils qualifient d’islam modéré, c’est un pas dans l’inconnu : il faut méditer le précédent de l’alliance obscure avec Ben Laden lors du premier front afghan. Dans le Maghreb, les partis islamiques se dérobent sur les questions de fond : le principe de l’État islamique (Califat) ; l’égalité des droits (Homme/Femme, croyant/non croyant, musulman/non musulman), la question des valeurs (les libertés, la vie, les bombes humaines). Avec les islamistes, nous gérons à vue d’œil, dans un clair-obscur. La lutte commune contre le terrorisme ne saurait suffire à éliminer à l’avenir la résurgence du jihadisme : un effort éducatif est attendu du monde de l’islam et un plus grand respect des droits des sociétés islamiques s’impose de la part du monde occidental (droits du peuple palestinien et statut de Jérusalem). La politique de prévention ne saurait sous estimer ces impératifs qui représentent une dimension du dialogue entre l’Islam et l’Occident.
Le troisième point chaud est la migration illégale.
Aux flux des migrants économiques africains qui déjà assaillent l’Europe à travers la Méditerranée, s’ajoutent depuis 2011 les masses de réfugiés du Moyen Orient. Dans la situation européenne difficile, avec un taux de chômage élevé, la migration et les actes terroristes empoisonnent le climat politique. La crise met à l’épreuve le système européen dans sa cohésion, ses capacités et ses principes. L’extrême droite s’en empare pour mieux enraciner la thèse xénophobe.
Les trois routes méditerranéennes – orientale vers la Turquie et la Grèce, centrale via la Libye, occidentale via le Maroc – convoient 49.500 migrants en 2010, 352.000 en 2016 et une pointe de plus d’un million en 2015. Les formules de contrôle, de relocalisation, de répartition entre pays membres, de rapatriement, de rétention négociée avec la Turquie, sont loin de répondre à l’ampleur de la crise. La part du Maghreb dans la crise migratoire n’est pas négligeable. Les chiffres rapportés par l’Annuaire de la Méditerranée témoignent d’une pression qui s’accroît d’année en année.
La crise migratoire repose la question de la paix dans le voisinage européen en termes tragiques. Pour les pays du Maghreb, elle est l’une des conséquences de l’échec de la politique européenne au Moyen Orient.
Par ailleurs, les problèmes humanitaire, sécuritaire et de développement économique, qu’un Maghreb uni aurait été en mesure de contribuer à résoudre sous tous les aspects, s’imposent dans le sillage de la crise. En tout état de cause, les pays du Maghreb, même désunis, sont partie prenante. Nous rappelons deux pistes :
*A l’exemple des pays Sud Européens (Italie, Espagne, Portugal), un Maghreb démocratique et industrialisé deviendrait importateur, non exportateur de main d’œuvre : telle est sa place dans le projet Euro Méditerranéen ;
*D’autre part, en plus des programmes européens (Frontex, Triton, etc.), les formules tentées par les pays européens auprès du Maroc et de la Tunisie, sans succès à ce jour, et les Accords signés avec la Libye en 2000 et 2008, pourraient être repensés en un projet de partenariat régional associant l’Europe, le Maghreb et les pays du Sahel.
Le quatrième point chaud est l’emploi et l’économie informelle.
Un lien pervers unit le chômage et la délinquance économique : les jeunes contrebandiers manifestent en masse, défient les gendarmes et revendiquent le droit au trafic frontalier, au commerce sauvage, au squat… parce qu’ils n’ont pas d’alternative. La force publique recule, l’autorité s’efface. Le cercle vicieux mine l’économie et frappe le crédit et l’autorité de l’Etat. Les réponses ponctuelles ne font qu’enraciner le mal. Rappelons qu’un marché maghrébin intégré aurait éliminé à la base les différentiels de taxes qui justifient la contrebande. Cette forme de gangrène mesure l’impuissance et l’usure des régimes.
Le commerce transfrontalier de contrebande, connu comme ‘’trabendo algérien’’ dans les années 1980, contamine peu à peu l’ensemble de la région et bénéficie de complicités dans l’appareil douanier et policier de tous les pays. Au tournant du siècle, ses barons brassent des milliards. Confiné d’abord aux biens de consommation, il s’engage bientôt dans la voie criminelle (drogue) et, depuis 2011, dans le trafic des armes et le réseau terroriste, en lien avec les mouvements islamistes qui tirent avantage des réseaux d’agents maîtrisant le terrain. Dès lors, l’impératif d’assainissement économique prend également une portée stratégique.
Je conclurai sur deux points.
*La révolution de 2011 a ébranlé un ordre maghrébin déjà en crise. L’exemple tunisien d’avant-garde apporte des éléments de réponse pertinents : la liberté d’expression, la levée des censures, la tolérance, la non exclusion, les élections loyales… déterminent l’amélioration de la gouvernance. La faculté de dénoncer l’absolutisme, la torture, la corruption changent la politique. Le citoyen prend confiance et cesse d’avoir peur. L’ordre démocratique ne résout pas tout, mais il apporte des réponses aux questions de fond et pourrait s’avérer un catalyseur du Grand Maghreb.
*L’Europe fait le bilan des 60 ans du Traité de Rome. Quelles parts prennent le Maghreb et le Machrek dans l’évaluation ? Le règlement palestinien et le progrès de la démocratie ne seraient-ils pas des facteurs déterminants pour l’avenir de l’Europe ?
Ambassadeur A. Ounaïes, 17 mars 2017
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